samedi 16 août 2014

5 au 14 août 2014 - Madrid

Je n'ai jamais eu d'attrait particulier pour l'Espagne. Peut-être parce que j'ai l'impression à Toulouse d'en avoir un aperçu quotidien. Peut-être parce que d'un côté à l'autre des montagnes on se fait des clins d’œils incessants, que c'est à peine l'étranger. Ou bien parce que les pays latins ne m'ont jamais touchée comme le font de façon si bouleversante les pays anglo-saxons, quelle que soit d'ailleurs la définition exacte du terme. Pour cette raison, et parce que pour la première fois depuis longtemps je ne voyageai pas seule, ce séjour de dix jours à Madrid était inhabituel.


Et d'ailleurs ce n'est pas pour la ville que je m'y rendais, mais pour une exposition temporaire que je ne pouvais pas manquer : une exposition sur Le Gréco. Et d'ailleurs c'est à peine de ce voyage qu'il est question ici, mais de mon premier voyage à Madrid, quinze ans plus tôt. Je ne me rappelle de rien ou presque, et mes souvenirs emmêlent joyeusement mon séjour à Barcelone et mon séjour à Madrid, ayant effectué les deux voyages avec mes parents, à deux ou trois années d'écart. Je croyais que les Ramblas étaient à Madrid, ils n'y sont pas. Pour l'un de ces voyages, j'avais dix ans, et un mal de ventre persistant. Je découvrirais le soir à l'hôtel que la raison de ce mal de ventre se reproduirait tous les mois, tous les ans, et faisait de moi, selon certaines et douteuses traditions symboliques, une femme. Une femme de dix ans. C'était peut-être à Madrid, peut-être à Barcelone.


Mais ce dont je ne doute jamais lorsque je parle de Madrid, c'est qu'il y avait là-bas un musée, du nom du Prado, et que dans ce musée j'ai découvert pour la première fois, à dix ans donc ou bien à douze, que je pouvais avoir ma propre sensibilité concernant la peinture. Une qui dépasserait enfin celle de mes parents, qui dépasserait le ludisme des œuvres modernes de Guggenheim à Bibao et qui ne naîtrait pas du grandiose, du magistral ou du comique : une sensibilité qui s'arrêterait sur un portrait d'homme, la main sur la poitrine, le regard dans le mien, l’œil doux et fatigué. Je n'avais pas vu encore d'autres œuvres du Gréco. Dans mon souvenir, personne ne m'avait d'ailleurs rien dit sur le bonhomme que j'avais devant moi, et mes parents continuaient de leur côté une valse compliquée : ma mère regarde les tableaux longtemps, au point parfois que l'on ne sait plus ce qu'elle y cherche, tandis que mon père papillonne d’œuvre en œuvre en espérant celle qui l'arrêterait malgré lui, et il y en a toujours une. En attendant, il fait des traits d'humour et s'impatiente sans même s'en rendre compte. Mais cette fois je ne suivais le rythme ni de l'un ni de l'autre, et c'est de cette façon que j'ai su que je m'étais créé mon goût : ce n'était pas parce que j'étais plus cultivée en matière de peinture, ni parce que j'aurais pu argumenter mon opinion ou même définir mon sentiment, mais simplement parce que la cadence de mon métronome avait quitté celles de chacun de mes parents pour se créer un rythme propre le long de la visite. Je restai longtemps devant le chevalier : mon métronome manqua peut-être un demi-battement, c'est énorme déjà. Alors en reprenant ma visite mon rythme était différent et ne reviendrait jamais à ce qu'il était auparavant. C'est peut-être bien là, s'il fallait que ce soit quelque part, que je suis devenue un bout de femme.


Aller voir les œuvres du Gréco une nouvelle fois au Prado, et en découvrir d'autres, relevait donc moins du voyage de vacances que du pèlerinage. J'y retrouvai une grâce inchangée, ces merveilleuses silhouettes admirées au travers d'un lac perturbé, et pour chaque œuvre du Gréco Le Prado en exposait trois autres, inspirées du travail de ce grec au nom imprononçable. Cézanne, Bacon, Picasso… Une façon d'ouvrir le cadre sur le monde, et de faire ce pour quoi les pèlerinages sont faits : nous amener plus loin que le lieu où l'on comptait aller.


Madrid a certes déployé d'autres qualités, d'autres belles choses au cours de ce séjour, dont la Plaza Mayor ou la maison pleine d'histoire et de caractère de Lope de Vega ne sont pas les moindres, mais ce séjour qui s'ouvrait sur la peinture du chevalier à la main sur la poitrine ne m'offrait pas toute la douceur et l'intimité que j'espérais de lui. Nous avions décidé à la fin de notre séjour, parce qu'il nous restait du temps et que nous avions vu de Madrid tout ce que nous voulions en voir, de nous rendre dans un parc naturel. J'y découvris avec amusement, voire émerveillement, les singes, les marmottes, les animaux nocturnes de races improbables, les flamands roses, les dragons de Komodo, les kangourous ou les pandas roux. Finalement je m'approchai sans y penser d'un pélican venu tout près, pour observer son bec irisé de petites couleurs tendres, mais ce n'est pas le bec qui retint mon attention : je découvris chez l'animal un regard dont la douceur était celle que l'on trouve parfois chez les chevaux, mais dont l'intelligence et la sensibilité paraissaient décuplées. Il nous regardait d'un œil intégralement rouge, presque triste ou fatigué, qui venait chercher dans le mien pour m'y rencontrer, comme l'avait fait en son temps, j'ose ainsi le dire, un chevalier.

lundi 2 juin 2014

1-2 juin 2014 - Montréal 5

Les adieux ont commencé hier, en réalité par glissement. La petite amie américaine d'un des colocataires de cette jolie maison retourne aujourd'hui vivre chez elle quelques mois, le temps de revoir sa famille et mettre un peu d'argent de côté. Son goûter de départ dans le parc, à côté des tams-tams et des acrobates, était un tout petit peu le mien. Le soir, ils l'ont prise dans leurs bras pour lui dire adieu, dans un geste typiquement américain et, à peine plus tard, c'était mon tour. On dit à qui veut l'entendre qu'on viendra se voir : dans le Montana, à Toulouse, à Montréal, à Chicago, à Toronto : quelque part ou ailleurs. Mes amis de Toronto veulent se rendre à New York, ceux de Montréal à Toronto, celle du Montana à Montréal, les Montréalais veulent vivre en France, les Français au Québec, et le monde tourne ainsi jusqu'à ce que le plaisir d'être là, quelque soit ce « là », soit plus fort que le reste.



On réalise un peu la vanité de cet apparent exotisme, mais aussi à quel point on ne peut vivre sans. Mon ami, allongé au soleil sur l'herbe, une bière de micro-brasserie (donc uniquement trouvable au Québec) à la main, attendant avec impatience son tournage du lendemain, s'est tourné vers sa colocataire, sa meilleure amie, pour lui demander avec l'air de s'étonner lui-même : « qu'est-ce qu'on peut bien vouloir de plus ? » Et le soir, au moment du « au-revoir » c'était encore de cela que chacun parlait, de ce que l'on peut vouloir de plus. Il semblerait qu'en France une nouvelle forme d'immigration ait vu le jour, aussi gênée que les autres dans son intégration : celle d'anciens expatriés qui sont retournés vivre en France. Les difficultés d'adaptations sont celles d'hommes et de femmes qui ont parfois eu un grand succès professionnel et personnel à l'étranger et qui n'en trouvent pas l'équivalent en France. L'article qui alimentait notre discussion disait - je ne sais ce que vaut ce chiffre - que 70% des expatriés français sont cadres. Combien de ceux-là ont eu l'occasion de se dire « qu'est-ce que je peux bien vouloir de plus ? » avant de rentrer « chez eux » , sans savoir exactement ce que cela voulait dire ? Mon ami qui n'est là que depuis un an prend l'accent québécois, petit à petit, ponctuant involontairement ses phrases de “lo” et traînant à peine plus ses voyelles. Il dit au-revoir en prenant les gens dans ses bras, l'idée d'aller chez le « Dépanneur » pour acheter de la bière et du beurre ne le fait plus sourire, il demande si le restaurant dans lequel on se rend propose comme la plupart « d'apporter votre vin » qu'il va ensuite acheter dans les SAQ (qui seuls ont une licence pour vendre de l'alcool)… Il ne se sent pas étranger d'un pays qui n'est pas le sien, mais se sent étranger du pays qui l'est.



C'est pourquoi à l'heure des au-revoir, on parle des racines en ne sachant pas bien si elles ont tant d'importance. On devient des melting-pots à nous seuls, des créations hybrides de cultures occidentales : américaines et européennes. Alors que je parlais d'oiseaux avec le père américain de notre jeune amie sur le départ, il voulut savoir où j'avais appris l'anglais. Je lui dis que j'avais vécu six mois à New York, sur quoi il fronça les sourcils d'un air que j'ai d'abord pris pour de la désapprobation. Il m'a alors lancé d'un air incrédule «But then, where is your british accent coming from ? » Mon accent british, pour lui répondre, est tout neuf : il vient des séries que je regarde, des gens que j'admire, des chansons que j'écoute. Je ne doute pas qu'un anglais me trouverait - en plus bien sûr de mon accent français - un accent américain. Si je peux avoir trois pays dans ma langue, combien puis-je en porter dans le reste de ma personne ?

dimanche 1 juin 2014

30-31 mai 2014 - Toronto 5

Je suis de retour à Montréal. Un tout nouveau rhume prend mon souffle et mon énergie, mais je suis heureuse, languissante, fatiguée, allongée sur le canapé après une longue marche jusqu'au belvédère du Mont Royal et un repas très tardif en terrasse d'un restaurant de la jolie rue Saint Denis. Les colocataires sont dispersés à travers la ville, et seuls mes amis sont encore là : alors qu'elle dort, il joue quelques airs sur son tout nouveau piano droit, et le son lisse et ferme accompagne les rayons de soleil au travers des fenêtres. En face de moi, de jeunes feuilles d'un vert vif traversées par la lumière dorée de la fin d'après-midi caressent la fenêtre pour me saluer, et je ferme les paupières en pensant à ma journée d'hier.



Mon jeu de balançoire entre Montréal et Toronto, entre ces deux couples d'amis si différents, les uns tranquilles, bienheureux, installés, les autres aventuriers, inquiets et exigeants me donne parfois l'impression d'être dans un road movie à la façon de “Away we go” : d'un lieu à l'autre, d'un couple à l'autre, ce sont différentes possibilités de ma vie qui se déclinent, de la vie en générale, et je vis la mienne transversalement.



Hier m'en a donné un nouvel aperçu alors que je passais mes dernières heures à Toronto : mes amis là-bas m'avaient souvent parlé avec une fierté chauvine et toutefois sympathique des “Toronto Islands”, de très larges îles sur le lac qui borde la ville. Les traverser de part en part nous a pris toute l'après-midi. J'étais ravie de ces gigantesques parcs par endroits presque sauvages qui font face, de l'autre côté du lac, à Toronto découpée très nettement sur le ciel en créneaux inégaux. Nos pas réveillaient les oiseaux de toutes les couleurs, les écureuils et les canards, me permettant pour la première fois d'observer de très près un martin-pêcheur mais laissant dans l'ombre les ratons-laveurs. Sur la première île à l'Est de petites maisons regardent la ville en résistant tant bien que mal à l'appétit de la nature environnante. Sur l'île centrale un petit zoo d'animaux de la ferme donnait à voir des animaux à la fois familiers et étonnants : des poules au plumage funky, des vachettes minuscules, une énorme truie, de gros lapins des Flandres étalés sur leur ventre, des petites chèvres bavardes dont une jolie fugueuse que les responsables du zoo ont poursuivi pendant des lustres, des lamas fraîchement tondus, et deux paons en liberté qui étalaient au mieux leurs roues gigantesques dont je m'amusais à toucher les yeux sombres et caresser la surface soyeuse. Mais c'est sur la dernière île que nous avons passé le plus de temps, nous baignant dans l'eau encore froide sur une jolie plage nudiste tout en observant de l'autre côté la ville, civilisée et pourtant aveugle à notre nudité, à notre incivilité naturelle. Derrière nous d'autres îles restées vierges débordaient de feuillages et de sons d'animaux. Chacune de ces îles donnait ainsi sa propre définition de la Nature, que l'Homme y ait ou non sa place, que l'Homme en soit ou non responsable, comme chaque quartier d'une ville en donne une définition différente. Et dans cette grande simplicité, dans ce plus simple appareil dont étaient vêtus hommes et nature, il y avait quelque chose d'un quotidien. C'était à quoi ressembleraient plus tard les jours fériés de mes amis, leurs vacances et leurs dimanches, et je m'y étais fait une place en passant, une place éphémère, une trace qui disparaîtrait dès que j'aurais quitté la ville. L'endroit où j'avais été laissera un petit trou, et le trou lui-même disparaîtra comme les châteaux dans le sable. Je ferai d'autres trous ailleurs, dans le quotidien d'autres personnes, et chaque fois, jusqu'à ce que j'y reste, le trou disparaîtra à son tour, car c'est une loi de la physique que l'on nous apprend dès tout jeunes : la Nature a horreur du vide.

vendredi 30 mai 2014

29 mai 2014 - Toronto 4

En entrant dans le quartier du Kensington Market, je gardais en tête la description que m'en avait faite mon amie : un “Williamsbourg ethnique”. Il y avait de quoi piquer ma curiosité : Williamsbourg est un quartier de Brooklyn près duquel j'ai vécu quelques mois, célèbre pour son équilibre snob et vintage, dans une ambiance chère aux Beatniks d'un temps et aux hipsters d'aujourd'hui. Un beau quartier où il fait bon vivre et se promener, et j'attendais ce cinquième ethnique de Williamsbourg tout en restant pour le moins dubitative.



J'entrai d'abord par le Sud dans des ruelles résidentielles, longeant de petites églises américaines dont le nom était toujours accompagné d'une nationalité telle que la “Brazilian Catholic Church”, par exemple. Le côté ethnique était peut-être là. Pour le reste, les ruelles mangées par les feuillages de printemps ne manquaient pas de charme, l'air était doux, et je flânais en me demandant comment un quartier comme celui-ci avait pu gagner son nom de “Market” : “marché”.



Presque au coin d'une rue un jeune homme à vélo est tombé en tentant je ne sais quelle acrobatie. Inquiète, je me suis approchée de lui pour savoir comment il allait, mais il s'est relevé en vitesse et, sonné autant par sa chute que par sa courte humiliation, s'en est allé sans me regarder. C'est alors que j'ai levé la tête : sans m'en soucier, au détour de la rue, j'étais véritablement entrée dans Kensington Market. Tout d'un coup, je m'aperçus qu'il y avait de la musique tout autour de moi. Les gens entraient et sortaient de boutiques extrêmement colorées, tagguées de rouge, de rose et de vert, aux odeurs de nourriture, d'encens et de poussière, car les restaurants à l'américaine tel que le bien nommé “Big Fat Burrito” cotoyaient des magasins indiens, des boutiques vintage, d'autres de vinyles ou de comic books, et enfin des poissoneries, épiceries et autres commerces d'appoint. Il y avait à regarder partout où je me tournais, et devant moi je manquais de m'étaler sur une voiture posée là, peinte de toutes sortes de couleurs et dont le capot avait été enlevé pour faire de la partie réservée au moteur un bac de gazon et de fleurs. Un camion-glace passa à ce moment-là avec sa petite musique familière et alors que je le suivais des yeux se déroulaient derrière lui les façades et les gens comme sur une longue fresque animée. Les musiques contradictoires et les couleurs complémentaires distordaient presque les sens, et pour un peu c'était un quartier sous acide.



Je me demandais encore si j'avais imaginé, une seconde avant, ces petites rues tranquilles, fleuries, jolies et ringardes, agrémentées de ces inquiétants panneaux “Neighbourhood watch” (surveillance de voisinage) qui rassurent les américains ou canadiens et inquiètent les autres ; ces ruelles à peine épicées de temps à autres par les panneaux oranges ou verts des partis politiques, que les habitants plantent dans leur jardin pour soutenir leur candidat favori aux prochaines élections, sans que cela provoque d'ailleurs d'émoi entre voisins d'opinion différente. Mais elles étaient bien là : qu'un mauvais détour m'amène hors du Kensington Market, toute trace de son existence disparaissait, mais lorsque je m'y engouffrai à nouveau le reste du quartier s'effaçait.



J'y suis donc restée un moment avant de me laisser porter quelques blocs plus loin vers Little Italy. Autour de Kensington Market, dont aucun quartier n'aura mieux mérité son qualificatif de “Williamsbourg ethnique”, fleurissent les quartiers ethniques qui déclinent toutes les grandes villes américaines en couleurs variées : Chinatown, Little Italy, Portugal Village, et ainsi de suite. Dans Little Italy j'ai retrouvé mes amis pour une glace Sicilienne avant de repartir avec elle vers High Park, tandis que lui se rendait à une réunion professionnelle.



J'attends toujours de voir des ratons-laveurs, ces fameux “raccoon” qui ennuient tellement les américains car ils sont assez intelligents pour ouvrir des portes, trouver les poubelles, voler la nourriture. Mais ce ne fut pas pour cette fois. Par contre dans ce parc qui a plutôt des allures de forêt, enroulé autour d'un grand étang couvert de roseaux, la faune et la flore sont merveilleuses d'exotisme pour un européen : les écureuils gris américains font place ici pour la plupart à des écureuils entièrement noirs au pelage brillant, pas farouches pour deux sous. J'y ai aussi observé longtemps un petit oiseau entièrement rouge vif, auquel un bec noir et une houppette rouge sang donnait des airs de petit diable, ainsi que d'autres oiseaux dont le plumage avait les couleurs changeantes du pétrole, des couleurs qui en étaient aussi soyeuses que le cou des colverts mais bien plus éphémères, et partout autour de cette nature agitée, des érables, retenant majestueusement les terrains en pente. Il aurait fallu avoir un oeil sur chaque branche et chaque détour du sentier.



C'est une heure plus tard au “Bar Hop” que nous avons terminé notre journée, discutant avec mon amie et son mari, qui venait de quitter sa réunion, de ce qui faisait la beauté des gens et ce qui nous permettait d'en juger, glissant imperceptiblement vers le sujet tentant de l'amour et ses petits désastres. Nous sommes arrivés en rentrant à la maison à cette conclusion que deux choses transformaient, grandissaient les gens plus rapidement que toute autre : l'amour, et les voyages. Faute de l'un, j'ai l'autre.

jeudi 29 mai 2014

28 mai 2014 - Toronto 3

En l'espace de deux semaines, j'ai assisté à deux des spectacles populaires les plus beaux du monde : à Montréal, je me suis rendue au Cirque du Soleil ; à Toronto, j'ai profité de la comédie musicale du Roi Lion.



Si ces spectacles me paraissent magiques, c'est qu'ils ont ce pouvoir extraordinaire de suspendre jusqu'à mon jugement. Je n'ai pas le loisir ou le besoin de me demander si j'aime ce que je regarde ou non, de chercher l'implication sociale de tel choix esthétique, d'analyser le sens profond des chorégraphies : pour le meilleur et pour le rire, ces spectacles font le branchement direct des yeux à l'émotion. Je ne vois d'ailleurs rien d'humiliant à court-circuiter un peu la pensée de temps à autres, quand cela permet d'atteindre cet état difficile que j'ai eu la chance d'expérimenter deux fois déjà durant ce voyage : l'émerveillement. Au Cirque du Soleil, je me rendais compte après coup, devant des spectacles d'équilibristes ou de contorsionnistes, que j'avais la bouche ouverte, dans une attente toute dévouée à la beauté suivante. Quels que soient d'ailleurs leurs capacités techniques et leurs records personnels, seule la beauté miraculeuse de leurs gestes me touchait, une beauté particulière émergée de l'impossible, la même beauté qu'avaient les oiseaux avant les avions, la beauté poétique de la science-fiction pour les rêveurs, des super-héros pour les idéalistes, des contes de fées pour les enfants.



Ces hommes et femmes font curieusement sens de leurs corps, qu'ils en utilisent la force, la souplesse, la rapidité ou la finesse pour voltiger ou se donner l'apparence d'animaux de la savane, tandis que partout ailleurs, chez le commun des mortels complexé jusqu'à la moelle, tout est question de regarder son corps et de ne pas y trouver une définition suffisante, de ne pas maîtriser exactement tout ce qu'il devrait dire, d'entrer dans des guerres et réconciliations incessantes, plutôt comme deux siamois doivent parfois se mettre d'accord pour seulement vivre, par la force des choses. À notre malédiction quotidienne de l'incarnation, ils viennent nous répondre par leur pouvoir de l'incarnation, et c'est tout un monde qui s'éclaire.



De fait, d'une émotion et d'un corps, ils font un homme, un public, quelque chose d'un peu plus humain en sortant qu'en entrant. Peut-être pas pour toute la vie, quelques heures seulement, sans doute quelques semaines, mais juste assez longtemps pour que ça compte, d'être allé voir un grand spectacle.

mercredi 28 mai 2014

27 mai 2014 - Toronto 2

Je regardai la ville de très haut, à travers les larges plaques de verre, comme d'un avion ou d'un hélicoptère, et ne trouvai de beau que les rayons dorés d'un coucher de soleil sur les îles à ma gauche, les Toronto Islands.



Je m'étais pourtant réconciliée entre temps avec la ville, à laquelle je ne trouve toujours aucun charme esthétique, mais qui sous les giboulets m'avait paru plus humaine. D'abord, parce qu'instantanément avaient fleuri les bottes en caoutchouc que les Américains portent à la moindre humidité : écoliers en shorts, hipsters tatoués, femmes sévères… les avaient enfilées en prévision de la prochaine averse. Ça leur donnait à tous un air de personnages de dessin animé. Et puis profitant d'une éclaircie j'étais allée avec mon amie au Marché du coin, où nous avions discuté quelques temps avec les vendeurs. L'un d'eux vendait de longues tiges vertes et fines qu'aucune de nous ne connaissions. Lorsqu'il nous en a donné le nom en anglais, nous n'étions d'ailleurs pas plus avancées. Il a alors entrepris de nous décrire la plante de laquelle cette tige était extraite, et sa description - qui à elle seule justifiait que nous lui en achetions quelques tiges - était celle-ci : ce sont de longues plantes droites avec des sortes de hot-dogs plantés au bout.



Je vous laisse dix secondes pour vous faire une image mentale.



Nous voyant plus hébétées qu'auparavant, il nous a alors montré sur son téléphone une photo de… Jongs. Je ne doute pas du fait que quand nous goûterons nos longues tiges en salade nous aurons aussi bien l'image de la plante des marais chère à Lafontaine que celle de “hot dogs on a stick”. J'aimais aussi de lui - outre son talent pour la métaphore - son empressement bavard, fidèle à une certaine image du commerçant de Marché, à nous raconter comment ses produits se trouvaient sur cette table, comment il fallait les consommer, au cours de quelles aventures il les avait découverts, et ainsi de suite.



Quittant là jongs, miel, épinards et sirop d'érable, nous sommes rentrées à la maison sous un ciel qui commençait enfin à s'éclaircir, nous arrêtant au passage dans quelques unes de ces jolies boutiques hipsters qui longent toute la rue “Queen”. Queen Street, où mon couple d'amis habite, est d'ailleurs une des rues centrales de la ville, dont elle se partage le statut avec… King Street, deux rues plus bas.



Et c'est donc après cette petite journée à naviguer entre les gouttes que je me suis rendue seule dans le centre ville, à observer gens et buildings tandis que le soir approchait. Quelques fois Toronto me fait l'effet étrange d'être par rapport à New York dans cette “Uncanny valley” qui met les gens mal à l'aise. Les taxis ici sont orange et vert, mais tout le reste est si familier que ce pourrait bien être une vaste blague. Je m'attendais presque à voir surgir d'un coin de rue le photographe de “Humans of New York” dont je trouve le travail incroyablement simple et poétique, et dont je regarde toujours photos et textes quand je suis en mal de la ville américaine. J'imaginais ce que je dirais s'il était là avec son appareil, et ce que devait être sa journée. Mais je ne suis pas à New York, il suffit de lever la tête pour s'en rendre compte : les immeubles de verre sont seulement des tours, où ceux de New York racontaient des histoires. Je me décidai à monter en haut de la gigantesque CN Tower pour voir tout ceci de haut, et c'est là que le soleil m'attendait pour le border, le reste de la ville étalée sans langueur devant mes yeux.

mardi 27 mai 2014

26 mai 2014 - Toronto 1

L'arrivée à Toronto fut un choc. Après le calme de petit village de Montréal, après six heures de trajet dans un bus assoupi, je rentrai dans Toronto… Un dimanche. Avec les embouteillages, les travaux, les métros au système incompréhensible, les “street cars” qui ne fonctionnaient pas correctement, l'heure d'attente et de panique à passer d'un coin de rue à un autre, les gens tout à coup pressés même le dimanche dans le quartier financier, une veste perdue dans le tumulte… Je suis arrivée chez mes amis. Un petit appartement d'apparence tranquille sur un bar bruyant, joliment décoré, posé là sans égards pour le bouillonnement ambiant. La fatigue aidant, Montréal me manquait déjà. Et peut-être me manque-t-elle encore un peu, aujourd'hui éloignée d'un jour.



Ce qui me plait de Toronto est moins lié à la ville elle-même, que je trouve fatigante et pour l'instant inesthétique, qu'au sentiment de nostalgie New-Yorkaise qui me prend dans cette ville, à la fois si proche et si éloignée de ce que peut être la grosse pomme. J'y retrouve la langue, avec cependant cet accent que je ne comprends pas et qui me demande d'infinis efforts de concentration, mais aussi des boutiques, des chaînes de restaurants et des institutions que j'associe à la magnifique ville américaine. Mon ami se plait à dire que Toronto est exactement “un cinquième” de ce qu'est New York : un cinquième de la taille, un cinquième des parcs, un pseudo-Time Square d'environ un cinquième de l'original, un cinquième du nombre de Five Guys (qui continuent de s'appeler Five Guys, tandis qu'en toute logique la célèbre chaîne de Hamburgers devrait s'appeler ici “One Guy”). Un cinquième aussi de la beauté, de l'activité culturelle et tout bien compris, de l'intérêt.



À la recherche d'authenticité dans cette ville sans grande âme, je me suis donc rendue au Distillery District. Ça sonne bien, on a envie de le répéter. Ça roule vite sur la langue, on peut même oublier autant de voyelles que l'on veut : Distillry Dstrict, Dstllry Dstrict. Autant profiter du nom car une fois entré dans ce quartier de la taille d'un mouchoir de poche formé à partir d'une ancienne Distillerie, on passe autant de temps à le visiter qu'à en prononcer le nom. Voyelles non comprises.



Heureusement en fin de journée un petit tour dans un des grands parcs, sur le bord de l'eau où sont amarrés plusieurs grands voiliers, m'a réconciliée un peu avec la ville. Mais il me semble avoir curieusement peu de choses à regarder, peu de gens à rencontrer ici. Toronto est une ville sans histoires, qui me laisse désoeuvrée.

dimanche 25 mai 2014

22-23-24 mai 2014 - Montréal 4

Ici à Montréal on ne parle pas de “regarder” la télévision mais de “l'écouter”. C'est donc diligemment ce que j'ai fait ces trois derniers jours : rendue comme il se doit au Colloque sur les séries télévisées qui justifie ma présence ici, j'ai écouté pendant trois jours tout ce qui pouvait être dit et pensé sur cet art habituellement plus visuel. À l'inverse, j'ai enfin mis des visages et des voix sur ces personnalités universitaires dont je lis régulièrement les essais sur le sujet.



Et, enfin, j'ai rencontré des êtres de mon espèce.



Depuis que j'ai entamé cette thèse, je me sens parfois comme un poisson d'eau douce dans l'océan : je me reconnais une parenté avec les autres doctorants, chercheurs, et enseignants, qui globalement m'entendent, mais à chaque fois quelque chose échoue à passer : mes masters pro m'empêchent de communiquer pleinement avec les chercheurs, mon doctorat de m'intéresser exactement au langage des créateurs, et mon sujet est trop populaire pour les uns et les autres. Depuis tout ce temps j'ai des pensées sur les séries, sur ce dispositif, sur ce qu'il implique sur le récit… qui restent dans ma tête où elles tournent et tournent et tournent, et que je sois fière de mes jolies couleurs sur mes jolies écailles elles sont pourtant attaquées par le sel et j'en deviens blâfarde, sans intérêt pour l'un ni l'autre “monde”.



À ce colloque de trois jours sur les séries télévisées, où mon seul regret a été de ne pas pouvoir m'essayer à une communication, j'ai enfin rencontré des universitaires passionnés de cette culture populaire. Ici toute mon expérience ajoutait à ma légitimité, et tous leurs discours faisaient écho à mes pensées. J'avais tellement de mots dans ma tête qui n'étaient pas sorti qu'ils m'ont tous échappé d'un coup, et peut-être suis-je passée pour une folle, car quand la parole m'était donnée à la pause déjeuner je parlais vite et fort, comme si au bout de quelques instants on allait me la retirer.



Finalement ce que j'en retiens pour moi de fondamental, je dirais salvateur, n'est pas d'avoir enfin entendu les grands pontes universitaires de la série télévisée s'exprimer, quoique ce fut très intéressant, mais c'est ce café que j'ai pu partager avec deux autres doctorants. À la fin du colloque où tous deux s'étaient exprimés sur des sujets passionnants, un peu fatigués par nos trois jours d'écoute et de réflexion intensive, nous sommes enfin sortis de ce large campus pour nous rendre au “second cup” du coin, sans cesser de discuter de la série. Je ne dis pas “des” séries, car (c'était presque une première pour moi) il ne s'agissait pas de donner notre avis sur telle ou telle série ou tel ou tel personnage, mais de discuter enfin de ce que la série représente, ce qui incombe à ses auteurs - et d'ailleurs, lesquels sont-ils ? - et quelle fenêtre elle ouvre sur une nouvelle forme de récit. Alors que nous étions emportés dans un débat sur l'idée que la série définit une autre forme d'intrigue - qui ne peut pas dépendre des personnages comme c'est le cas au cinéma, mais qui ne dépend pas non plus entièrement de “l'arène”, de l'univers, qui est statique et impropre au conflit - j'avais presque la gorge serrée du bonheur de partager ces pensées et de les mener plus loin, où je ne pouvais les mener seule. Je sentais d'ailleurs le même plaisir chez mes deux camarades, lesquels vivant à Lyon et Bordeaux ne sont pas beaucoup moins isolés que moi dans leurs recherches. Quand nous en sommes venus à discuter nos projets, et que j'ai découvert que l'un d'eux avait écrit un roman qu'il essayait de publier et un jeu de plateau, et que l'autre créait sa propre série et avait réalisé de petits films, quand j'ai découvert que nous étions tous trois contractuels, tous trois frustrés du mur que les universitaires et les créateurs construisent entre eux et qui nous oblige à des numéros d'équilibristes, et que nous étions tous trois conscients - et de fait inconscients - d'être porteurs de l'avenir de la recherche sur les séries… j'ai senti mes couleurs revenir. Jusque là il n'y avait que deux frères, à Toulouse, avec lesquels j'avais l'impression de ne pas parler une langue étrangère, et maintenant je vois que cette espèce, peut-être en voie de création, existe bel et bien.



Et dans cette eau d'une nouvelle douceur j'ai rencontré plusieurs autres personnes et discuté avec elles revues, articles, colloques, associations de chercheurs… Rendez-vous est pris à Amiens mi-juin pour un colloque sur la guerre dans les séries télévisées où je retrouverai sans doute une partie de ces toutes nouvelles connaissances. Maintenant que je tiens un bout du dialogue, je compte bien ne pas le lâcher.

mercredi 21 mai 2014

20 mai 2014 - Montréal 3

Au coeur de Montréal, pour justifier ce noble nom, se trouve un grand parc avec, à son centre, le “Mont Royal” que les Montréalais appellent un peu prétentieusement “la Montagne”. J’y suis donc allée faire un tour, et j’ai passé ainsi toute la matinée dans ce gigantesque parc. J’oubliais très vite la ville autour, et pourtant parfois au travers des arbres je pouvais voir quelque haute tour de verre ou un pont au loin : ainsi la nature et l’architecture cohabitent joliment, la forêt de building saluant droitement les arbres de la colline, eux-mêmes frémissant en retour.



“Salut, ça va bien ?” Ce fut la caissière qui me tira de ma rêverie, quand je m’arrêtai acheter deux-trois bricoles au “Dépanneur” (un nom bien trouvé pour ces petites épiceries qui fleurissent dans chaque rue) en revenant du parc. “Oui… Très bien, merci.” Je me demandai ce qu’il se passerait s’il me prenait un jour de répondre à un des vendeurs, des caissiers, des commerçants, des serveurs, que non, ça ne va pas. Si c’était vrai j’essaierais peut-être, juste pour tester leur gentillesse. N’est-ce pas un réflexe purement français ? Purement cynique au fond ? Douter des apparences, aller chercher l’hypocrisie derrière la politesse ? Sans doute. Dans cette France hors de France, ce n’est pas le langage que je ne comprends pas. Ce n’est pas l’accent non plus (encore que) : c’est ce que ce langage signifie. Il y a quelque chose d’unidimensionnel à ce qu’ils racontent, quelque chose d’inattendu : ils disent ce qu’ils veulent dire. C’est peut-être ce langage à une dimension qui nous fait trouver ces américains du Nord si naïfs dans leur gentillesse, si niais, même. Nous autres français avons fait un sport de notre intelligence à nous cacher derrière quatre degrés d’ironie, six circonvolutions du langage, des termes choisis pour signifier à la fois chaque chose et la chose suivante, pour rappeler que nous sommes maîtres de notre langue et donc maître de celui auquel nous parlons. Nous jouons ce jeu des mots avec nos meilleurs ennemis des îles britanniques, et c’est à qui saura le mieux faire sentir sa maîtrise d’une langue à embranchements. Les Anglais ont leurs Américains, nous avons nos Québécois, pour nous rappeler le pouvoir salutaire du premier degré, pour nous faire sentir qu’en vie comme en mot le véritable bonheur se trouve dans le “véritable”.



Une langue à sens unique, donc, de soi à l’autre, qui est la seule langue commune de cette ville polyglote : ce quartier-ci parle français, le suivant anglais. Le “Tu vas bien ?” (Qui a besoin du vouvoiement quand on parle pour dire ?) est remplacé par le “Hi, how are you ?” mais tout reste le même : même sourire, même sincérité, même facilité. Une intelligence efficace qui rend caduque l’intelligence vaniteuse, mon intelligence snob. Moi qui ne vis que pour les mots, je trouve sans doute moins de plaisir à communiquer avec les américains, mais plus de curiosité. Je réalise à Montréal que si je connaissais jusqu’aux moindres subtilités de la langue anglaise, je ne saurais toujours pas parler américain, exactement de la même façon qu’alors que je connais suffisamment le français, je ne sais pas communiquer à Montréal. Alors pour se venger de cette incompréhension mutuelle les américains trouvent les européens “arrogants” alors qu’ils ne sont que snob, et les européens jugent les américains “bêtes” alors qu’ils ne sont que sincères.



En rejoignant le petit “Dépanneur café” dans le quartier anglo-saxon, je jetai un dernier regard à la montagne derrière moi : d’un côté, les arbres grattaient tranquillement le ciel de leurs feuilles printanières, de l’autre les buildings s’élançaient fièrement à la conquête des nuages, les uns observant les autres dans un mélange de compréhension et de défi, parlant une même langue pleine d’élan, atteignant les mêmes hauteurs vertigineuses, mais s’épelant différemment le long du chemin.

mardi 20 mai 2014

19 mai 2014 - Montréal 2

Je vis dans la petite maison de pas moins de six personnes, réparties en trois couples. Lorsque je quitterai Montréal pour visiter Toronto, ce sera dans l'appartement d'un autre couple que je me rendrai.
Je crois avoir fait les choses peut-être un peu à l'envers : j'ai commencé ma vie d'adulte par plusieurs longues relations, jamais célibataire alors que les gens autour de moi se cherchaient et se trouvaient, allaient et venaient, profitaient de leur liberté en cherchant de nouvelles attaches. Et aujourd'hui me voilà enfin libre comme l'air, alors que tous autour de moi se prélassent dans de tranquilles vies de couple. Fondamentalement, mon célibat me rend plus compatible encore avec ce rôle d'observatrice que je me donne où que j'aille depuis des années. Ainsi, quand ces six personnes se sont blotties les unes contre les autres sur le canapé pour regarder Game of Thrones ensemble comme elles le font immanquablement le lundi, je suis restée sur le fauteuil, d'où je pouvais les observer sans être vue, un oeil sur l'écran, un autre sur leurs vies.



Montréal est une île. Je suis une île. Je suis une île, sur cette île, observant autour de moi le flot des gens qui vivent leur vie en s'amusant. Je suis une île, fière d'être une île, et qui pourtant parfois se donne des ambitions de continent.
Aujourd'hui je suis allée voir la limite sud de Montréal, au bord de l'eau, sur le vieux port où se marient des architectures improbables de toutes époques avec de petits parcs adorables, qui abritent l'hiver d'immenses patinoires où tout le monde se rend. En face de l'île de Montréal, les Québécois ont créé à partir de rien, dans l'eau même du fleuve et où son lit était large, une très grande île qui s'adresse de loin à sa camarade citadine. Sur cette nouvelle île furent montés un Parc d'attraction, des maisons, d'autres parcs… Montréal est une île qui ne veut jamais être seule. Je suis une île qui regarde d'autres îles, comme ce mendiant à qui j'ai offert un hamburger, ou comme cette américaine qui parle un français cassé qu'il faut plusieurs minutes pour comprendre, et qui a pourtant un accent du sud quand elle parle des “jânes” et des “rauses” parce que son petit ami est toulousain.



Je suis une île, sur une île, j'observe d'autres îles, et je pense à toutes ces grandes îles qui m'ont un peu faite : Manhattan, Alcatraz, et maintenant Montréal.

dimanche 18 mai 2014

18 mai 2014 - Montréal 1

Et Dieu paraît-il inventa le dimanche. C'était une drôle d'idée. Les dimanches tel que je les connais sont des jours blancs, sans saveur, ombrés d'ennui et de vent, en deuil de la joie et l'énergie de la semaine. Il inventa ce point final interminable à une phrase qui commençait le lundi, et il en écouta l'intonation s'étirer et faiblir jusqu'à disparaître dans la nuit, définitivement emportée par le dernier programme du soir à la télévision.
Et las de sa propre lassitude, pour s'excuser peut-être, Dieu inventa la Québec.



Et oui, m'y voilà ! Montréal au printemps, dans sa tenue du dimanche, une tenue de tranquillité, veille de jour férié, profite de sa propre douceur. C'est le printemps, ils en sont fiers, ils en parlent beaucoup. Ça s'accorde merveilleusement avec leur sourire. Avec leurs maisons aussi, décorées jusqu'aux toits, fleuries jusqu'aux volets, de petits manoirs colorés aux grands escaliers, alignés sur le bord de large routes. On croirait qu'un architecte lunatique a reproduit les maisons en briques rouges de Brooklyn sur le bord des rues de Los Angeles. Ce qui en ressort je ne l'ai jamais vu ailleurs, c'est à la fois vaste et intime, et me rappelle à quel point l'architecture parle pour les villes. Et celle-ci toute entière, encore une fois, parle d'un dimanche de printemps.
Sur le bord d'une de ces routes, dans une maison de brique rouge aussi différente que les autres, habitent le couple d'amis qui m'héberge, avec leurs quelques colocataires. Antoine me dit qu'il est en vacances pour la semaine, et qu'il lui tarde que les vacances se terminent. Pourtant elles viennent de commencer. Mais il est perchman, enfin, et je me souviens de lui en France, sur le tournage bénévole où je l'ai rencontré, désespérer de faire enfin le métier qu'il aimait. Le jour de ses 27 ans, sur ce continent décidément plein de promesses, il commençait enfin la vie qu'il craignait en France de devoir abandonner. Et chacun de ses amis me parle avec la même excitation de son métier et de cette ville, et c'est pour eux à peu près la même chose. Comment ne pas aimer un pays qui croit en vous ? En France, mes amis sont perdus : au printemps, il faut décider de “l'année prochaine”. Continuer des études interminables, trouver un contrat pour six mois, faire ses comptes, faire le point de ce dernier stage d'un mois et demi, payé 200€ pour plus de 42h par semaine, avec à la fin pas même un mot de félicitation. Ce même dimanche, des deux côtés de l'Atlantique, les mêmes amis parlent des mêmes métiers, les uns pleins d'aigreur et de fatigue, les autres plein d'espoirs et d'envies. C'est un peu le pouvoir de l'étranger, c'est aussi le pouvoir du Canada.



Je discute avec ces gens légers, faciles, aimants, dans leur belle maison tordue aux parquets brillants, je m'endors ensuite avec deux d'entre eux, après le repas, sur trois canapés, et me réveille pour trouver un thé brûlant laissé à mon intention devant mon visage. J'entends dans le salon deux autres des colocataires discuter de leur “belvédère” (une petite terrasse à l'arrière de leur maison), de leur “boudoir” (un rebord de fenêtre recouvert de bois sombre chauffé par le soleil), et de leur “jardin” (le gigantesque parc qui longe la maison), et me rends à l'évidence qu'il y a des gens engoncés dans leur vie comme dans des cols étroits, et d'autres qui laissent leur vie enfler, prendre toute l'ampleur de leurs désirs. Cela tient à la ville, à tout cet espace, aux larges sourires, à la gentillesse mythique des canadiens. Cela tient à ce que sur ce continent on reconnaît encore l'art, la culture, et la jeunesse. Cela tient aussi et tout simplement à ce qu'ils ne sont pas aujourd'hui sur la terre où ils sont nés, et alors quand on a traversé l'océan, qu'est-ce qui peut nous arrêter ?



Je les comprends tellement, et pour cela, encore, l'étranger est mon espace le plus familier, l'inconnu ma terre la plus rassurante. Il faudrait pouvoir terminer ce texte par un premier mot. Ce mot serait “dimanche”.

3 août 2023 : Summer Camp au Mont Dore

Aujourd'hui j'ai vu le vent danser. La littérature ne s'en lasse pas : les feuilles qui dansent sur les arbres, les fichus sur l...