vendredi 20 février 2015

20 février 2015 - Chicago vol.3 bis

La Veuve Joyeuse.

Il vous faudra monter au 13ème étage, quatre étages au-dessus de mien, pour aller la trouver dans son appartement chaud et confortable comme un cocon, éclairé de dizaines de lampes et de luminaires aux designs colorés et souples.

Il vous faudra vous pencher un peu : elle est petite, la Veuve Joyeuse. Élégante aussi. Elle a un visage rond et enfantin - les yeux cernés de rides de ceux qui ont passé toute leur vie à sourire - mais elle l'a encadré de cheveux blonds salés en coupe stricte, comme pour rappeler que, toute joyeuse qu'elle soit, on ne la lui fait pas.

Et en effet, on ne la lui fait pas, à la Veuve Joyeuse, car elle connait tout : les Opéras et leurs chanteurs, les buildings de Chicago et de Toronto, l'histoire de son pays, la science du monde, les parures irlandaises et les plats italiens, les peintures et leurs peintres, les flots des rivières et l'étendue des lacs… Elle sait tout et il y a de l'humain dans tout ce qu'elle raconte. Elle sait tout en souriant, car elle n'est pas inquiète du passé et de l'Histoire : pour la Veuve Joyeuse, il n'y a rien de plus inconséquent que le passé, et rien de plus passionnant pourtant. Si par malheur elle ignorait la réponse à une de mes questions, ou plus probablement à l'une des siennes propres, je recevrais le soir même un e-mail expliquant tout dans les moindres détails, agrémenté de petites anecdotes et de petite poésie. Et le plus souvent, à la fin de son e-mail, il y aurait une invitation à l'Opéra, au musée, au cinéma, à un concert… Ou bien pour que je la retrouve chez elle, autour d'un thé et de dizaine de petits gâteaux secs pour, comme elle le dit elle-même, “regarder fondre la neige”.

Et quand elle ne m'envoie pas de mail, elle glisse sous ma porte une invitation ou un prospectus, sur lequel au stylo rouge elle aura entouré un évènement et écrit “Je m'y rends : veux-tu venir?”

Parfois dans ce qu'elle raconte, au détour d'une anecdote, il y aura feu son mari, sorti de son coin d'absence qui n'a rien de sombre, rien de sinistre, un coin d'absence chaud et cotonneux sur lequel la Veuve Joyeuse laisse toujours traîner la lumière d'une de ses lampes colorées. Elle dira : “j'ai acheté ces trois miroirs parce que je les trouvais amusants. Mon mari les trouvait ridicules, mais je les trouvais amusants, alors j'ai gagné”. Alors son mari s'est comme caché derrière les miroirs, dans les chaises et les recoins du salon.

Il lui faut pourtant beaucoup d'entourage, à la Veuve Joyeuse, beaucoup de monde pour remplacer minute après minute son compagnon de toujours. Elle s'entoure et elle s'occupe. L'une de ses amies, de quinze ans son aînée peut-être, une autre résidente de l'immeuble, est veuve elle aussi. Elles vont ensemble presque partout : la Veuve Joyeuse trottinant doucement, son amie glissant dans une voiture gigantesque qu'elle n'est plus en âge de conduire, et que je trouverais déjà trop grosse pour une famille de catcheurs. Mais cette veuve-là a le regard perdu dans le vide qu'ont les vieillards : elle regarde au-delà du présent, comme si par magie le présent lui-même était devenu inconséquent. Il n'y a plus que du passé dans la vie de son amie, mais un passé plein de douceur, un passé sans encombre. Elle glisse, elle glisse, et rien ne la retiendra plus. En attendant, elles se sont toutes les deux créé un quotidien de petites attentions, simples mais formidables : les jours d'Opéra, elles se rendront à midi à l'ICON Roosevelt qui en fait la retransmission, avec chacune dans son sac un déjeuner préparé spécialement pour l'autre, qu'elle découvriront chacune pendant l'entracte, au moment de boulotter la salade, le sandwich ou les cookies préparés par l'une ou l'autre. C'est le genre de quotidien que se crée la Veuve Joyeuse.

Lorsque j'ai appris que sa famille viendrait la voir pour une semaine, j'ai supposé que je ne la verrais pas de tout ce temps, et j'ai donc entrepris un quotidien plus solitaire. Et pourtant, hier, en même temps qu'un message me conseillant de rester en intérieur par les -20°C qu'il faisait dehors, la Veuve Joyeuse m'a proposé de rejoindre sa famille chez elle à 18h, à temps pour le repas. Je me suis exécutée.

Il y avait là son beau-frère, sa femme et leurs neveux. Ce par quoi j'entends : le frère de feu son mari, la femme de celui-ci, et les deux fils de l'autre frère de son mari, ce que j'ai mis presque toute la soirée à comprendre. Il manquait des rouages importants à cette machine généalogique, ce qui rendait ce bout de famille à trou encore plus étrange et joli à mes yeux.

La Veuve Joyeuse était ravie et faisait des bonds de puce de sa chaise à sa cuisine américaine, où je la voyais parfois hocher de la tête à ce qui se disait à table, étrangement seule parfois dans cette soirée qu'elle avait pris soin d'organiser. Elle me rappelait qu'au cœur des astres les plus chaud se trouve parfois un véritable trou noir, mais faute de pouvoir empêcher cette mélancolie, comme elle je ne voulais pas la voir.

Et de fait j'ai beaucoup ri hier soir. C'est une magie de la langue anglaise véritablement, que de pouvoir rire à ce point avec des gens dont on connaît si peu de choses. C'est que la langue française est une langue de subtilité, de précision, qui peut définir une teinte ou la plus fine pensée philosophique avec forces circonvolutions et une grammaire complexe. La langue française est à manier comme les immenses foulards des majorettes. Mais l'anglais est une langue du rythme. Toute l'expressivité ce fait dans un silence. Le format “mot-mot-mot silence-silence mot-mot” exprime tout autant que ce que les mots signifient eux-mêmes. C'est du morse porté au carré, ou bien des baguettes sur un tambour. Et c'est donc parfait pour l'humour, qui tient tant à cette question de rythme.

Me voilà donc à table avec ma veuve joyeuse, un couple de professeurs (de mathématiques et d'anglais) proches de la retraite et qui abandonnent leur vie à Seattle pour s'installer pendant au moins deux ans à Taïwan, le jeune patron du plus important bar gay de Chicago, et… son frère, propre sur lui, dont personne n'a jugé bon avant la toute fin du repas de me dire ce qu'il faisait de sa vie. Pourtant, en quelques minutes à peine, je savais tout de sa vie sentimentale chaotique, qu'il racontait de façon distancée et hilarante sous le bombardement de questions de son oncle et de sa tante.

S'en est suivi un long débat sur l'appartenance de Taïwan à la république de Chine ou sa supposée indépendance. Puis une petite remarque sur l'ambition gigantesque de la Chine. Puis le débat a gentiment dévié - je dirais presque géographiquement dévié - sur la belle-mère Vietnamienne et sur son livre auto-édité et vendu à 200 exemplaires, dont la tablée a convenu que les acheteurs étaient tous ou presque présents dans cette salle…

Entre-temps, et c'est une parenthèse que je fais pour mon propre plaisir, la professeure d'anglais s'est tournée vers moi pour me demander, pour la deuxième fois cette année, d'où venait mon accent britannique. Un accent duquel je suis complètement innocente mais dont je suis pourtant très fière.

Vers la fin du repas, le plus jeune des frères est parti travailler au bar, et la conversation s'est naturellement tournée vers l'autre des neveux, qui avait bizarrement évité de me regarder tout au long de la soirée. La fatigue aidant, j'avais de plus en plus de mal à comprendre la conversation : ça parlait d'enfants et de Mexique. De beaucoup d'enfants. J'étais en réalité de plus en plus perplexe : il me semblait comprendre chaque phrase individuellement, mais rien de ce qu'il disait ne faisait sens. J'ai dû lever un sourcil ou regarder trop longtemps dans le vide car la professeure d'anglais est venu à ma rescousse : John (dont je ne crois pas que ce soit réellement le prénom, je l'ai perdu dans l'ascenseur en revenant chez moi) travaille en effet pour le gouvernement américain (ce qui faisait sens avec le costume et la grosse montre, et le grandissait encore de quelques centimètres, le faisant maintenant approcher sans mal des deux mètres). Il est en charge des enfants.

Je me l'imaginais en baby-sitter géant au costume rayé, avec son visage poli et courtois… ça ne tenait pas la route. L'explication a continué : il se trouve que les États-Unis, pour lutter contre le trafic sexuel, a annoncé que les enfants sans papiers qui traverseraient la frontière ne seraient pas renvoyés dans leur pays, mais seraient pris en charge et amené aux membres de leur famille de ce côté-ci de la frontière s'ils en ont. Des milliers de familles d'Amérique du Sud envoient donc leurs enfants, souvent par deux, tenter de traverser la frontière. S'ils ne se font pas tuer, enlever, arrêter ou ramener d'ici à ce qu'ils se retrouvent aux États-Unis, ils sont amenés à Chicago, où John se chargera (pas tout seul ; même quand on fait deux mètres ce n'est pas possible, j'ai bien calculé) de leur donner un logement provisoire de deux mois, des cours d'anglais, et de retrouver les membres de leurs familles ou des centres d'accueil de ce côté-ci de l'Atlantique. La Veuve Joyeuse sautillait de fierté sur son siège, une fierté qu'elle n'avait pas non plus dissimulé en parlant du bar gay de son autre neveu, ou même du projet de voyage de son beau-frère… une fierté qui était pour elle le signe même de ce repas. Elle m'avait posée là pour être témoin de sa magnifique famille, et je ne voulais pas être ailleurs. À son grand plaisir je ne cessais de poser des questions, la première d'entre elles étant “Pourquoi diable enverrait-on des enfants qui passent la frontière du Mexique à Chicago, de l'autre côté du pays, où il fait -20°C?” La réponse était aussi surprenante que le projet lui-même : parce qu'aucun État n'a accepté de supporter ce programme, excepté l'Illinois. Car cet État particulièrement est très fier de son gouverneur fait maison, un dénommé Barack Obama, et que, comme John le disait simplement : “Quand papa dit quelque chose, on fait ce que papa a dit”. Voilà comment Chicago est devenu la ville des enfants d'Amérique Latine.

J'étais tout à coup très à l'aise. La Veuve Joyeuse à ma droite hochait toujours de la tête à ce que je disais, la professeure d'anglais à ma gauche s'exclamait régulièrement “c'est une excellente question”, et John me regardait tout à coup avec un intérêt un peu trop appuyé. Lorsque le professeur de mathématique a déclaré tranquillement “et pourtant, on sait bien qu'on ne peut pas tous les laisser entrer”, j'ai eu peut-être une seconde pour me poser la question : “es-tu vraiment capable de tenir un discours sur les choix politiques américains, et quand bien même tu le serais, peux-tu vraiment faire cela en anglais ?”… J'ai pris une longue inspiration et je me suis lancée dans une diatribe sur la légalisation des drogues dures en Colombie, à titre d'exemple.

Le temps que la discussion se termine le regard de John s'était fait véritablement insistant, comme s'il avait voulu rattraper le temps d'un dessert tous ces moments où il m'avait tourné le dos au cours du repas. Il était temps que je prenne l'ascenseur pour rentrer chez moi, et quand je suis partie, ma Veuve Joyeuse était heureuse.

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