dimanche 14 janvier 2018

INDE, Kochi - 14 janvier 2018

C'est ma dernière soirée en Inde et, aujourd'hui, pour la première fois, j'ai eu la sensation de comprendre quelque chose. Jusque là je regardais les images et j'écoutais les sons, je vivais des expériences au hasard et sautais de ville en ville, mais l'Inde qu'on me prédisait lourde d'Histoire semblait n'en avoir aucune, cette Inde si peuplée semblait l'être d'ombres flottantes.

Peut-être, si j'avais parlé une ou deux de ses quinze langues, si j'avais pratiqué une ou deux de ses religions, aurais-je pu la découvrir plus tôt, discuter avec elle et la découvrir ainsi. Mais je n'ai pas pu l'approcher, et il a fallu que je la découvre dans le noir comme le corps des amantes d'un soir.

Or, aujourd'hui, mes doigts se sont posés sur une forme que j'ai pu comprendre, dont je connais la caresse et le sens. Kochi est une ville qui porte son âme dehors, c'est plus facile pour les touristes dont je suis. Ses grands filets chinois remplis de poisson, sa jolie synagogue aux grands luminaires, son quartier juif, son quartier hollandais, son palais hollandais (construit par les indiens pour les portugais, on n'en est pas à une approximation près)... sont autant de prises sur la ville. Les uns et les autres lui donnent tantôt une histoire, tantôt un peuple.

Pour mêler les deux en fin de journée, nous avons décidé d'assister à un spectacle de kathakali, théâtre ancestral indien. Une heure entière du spectacle était consacrée au maquillage de l'acteur principal, puis une heure encore à une petite histoire, mélange de danse, de théâtre, de langue des signes et de mime. Cet art étrange et incompréhensible, mal expliqué aux touristes, n'en recelait pas moins un trésor d'authenticité qui donnait sur l'Inde une nouvelle prise, peut-être une des plus solides qu'il m'ait été donné d'empoigner au cours de mon séjour.

Après ce spectacle et la très belle danse qui l'accompagnait, nous avons pris un touc-touc (l'équivalent indien du taxi, plus nombreux en Inde que les pigeons à Venise) pour enfin aller boire un verre avant l'heure fatidique - puisque les très rares bars indiens qui servent de l'alcool ferment à 22h, en même temps que toutes les maisons ferment peu à peu leurs volets. Finalement, nous avons invité notre propre conducteur et son ami à se joindre à nous. Le jeune conducteur - dont j'ai malheureusement oublié le nom - n'avait jamais quitté le Kerala, et travaillait comme pêcheur en mer avant de devenir chauffeur de touc-touc il y a cinq ans. Il avait aujourd'hui vingt-cinq ans, et ma compagne de voyage, mi-moqueuse mi-intimidée, l'appelait «Rimbaud», parce qu'il se tenait toujours en retrait, moins réservé que scrutateur. Pendant qu'elle discutait avec son ami Ramadan, bavard et extraverti, nous avons de notre côté échangé quelques réflexions sur le taux d'alphabétisation du Kerala - dont il était très fier, il frôle les 100%, même pour les femmes - le quotidien des jeunes indiens depuis que presque toutes les boîtes de nuit ont fermé, ou encore le rapport relatif des occidentaux et des indiens au cinéma. Pour lui par exemple, la patience des différents peuples devant un film est relative à la longueur des sports qu'ils pratiquent et regardent : puisqu'en Europe nous regardons des matchs de foot - 90 minutes - c'est la longueur d'un film que nous acceptons de regarder. A contrario, les indiens sont de grands amateurs de Cricket, dont les matchs durent 4h... de même que leurs films.

Nous avons insisté pour payer les consommations de la soirée, mais c'est à force d'insister que nous les avons convaincus de ranger leur argent. Rimbaud, toujours difficile à lire, n'en semblait pas satisfait, je n'aurais pas su dire pourquoi sur le moment. Il nous ramena sans encombres à l'hôtel, avant de lancer simplement : ce sera 50 roupies. Les quelques 1200 roupies qu'avaient coûté les bières et notre repas n'ébranlaient aucunement son sens des affaires. Je doutais pourtant qu'il puisse être à ce point vénal. Je n'avais pas de monnaie, il n'en avait pas à me rendre sur mon trop gros billet. Nous voilà donc, empruntant à Ramadan 20 roupies à tendre à celui qui était presque son frère. Je tendis l'argent récolté, qu'il prit avec un sourire dans lequel je reconnus une satisfaction malicieuse : l'argent le comblait évidemment moins que de me voir le lui tendre.

Ce n'est qu'à cet instant que je compris quelque chose qu'il m'a fallu dix jours pour tout à fait appréhender : il y a de la fierté qui s'échange en même temps que les billets. En lui offrant une bière, nous sous-entendions une supériorité occidentale (la même qui en amène certains à nous prendre en photo à notre insu, ou à vouloir nous toucher) que sa sensibilité était tout à fait capable d'appréhender. Il la haïssait, je le sentais sans mal. Ces 50 roupies étaient l'assurance de nous quitter sur un autre mode de relation : nous le payions pour son travail. Sans humiliation, sans gêne aucune, il avait réussi à nous remettre à notre juste place. Sa fierté et sa simplicité m'ont fait forte impression, une impression que j'associe à l'Inde entière : je ne pense pas, bien sûr, que tous les indiens sont fait sur le même moule que ce Rimbaud pêcheur - j'ai rencontré assez de gens pour jauger de ce qu'il a d'extraordinaire - mais parce qu'un individu, puissant et visible, s'est détaché de la masse bruyante qui me rendait aveugle jusqu'ici. C'est au moment de partir que j'ai compris que je ne quittais pas une terre, mais des gens.

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